Le Napoléon impossible de Stanley Kubrick
Éric Neuhoff
27/10/2009
Dans
sa maison, Stanley Kubrick possédait une pièce remplie d’archives où il
avait réuni pas moins de 17000 images d’époque et photographies
conservées sur des cartes IBM perforées. Tous ces documents ont été
retrouvés dans des malles et des boîtes. Aujourd’hui, un volumineux
coffret collector rassemble ce matériau d’une valeur inestimable pour
les cinéphiles. (Taschen)
En
1969, le cinéaste préparait un film sur l'Empereur qui ne s'est jamais
fait. Un gros livre rassemble les archives de ce projet gigantesque.
À
l'époque, le téléphone de Kubrick était le 953 2773. C'était en 1969.
Le réalisateur venait de terminer 2001 : l'odyssée de l'espace. Son
futur projet l'accaparait déjà. Il s'agissait d'une biographie de
Napoléon que devait produire la Metro-Goldwyn-Mayer. Le film ne s'est
jamais fait. Des archives énormes avaient été rassemblées. Un coffret
de dix ouvrages les présente aujourd'hui.
On est impressionné par les tonnes de recherches qu'avait menées le
cinéaste. Voici un fac-similé du scénario, annoté de la main de
l'auteur. Il comptait 186 pages. Première image : Napoléon en Corse à
l'âge de 4 ans, son nounours dans les bras. Le long-métrage (trois
heures) était prévu pour se conclure par la même peluche, dans la
chambre de Letizia, après la mort de l'Empereur.
Kubrick avait tout gardé dans des malles, des secrétaires. Des
repérages avaient été effectués en Yougoslavie, en France, en Italie,
en Roumanie, en Belgique. Andrew Birkin, le frère de Jane, avait été
envoyé sur le terrain. Pour les batailles, on avait recruté 50 000
soldats. Les essayages de costumes avaient eu lieu. Des figurants
posent en uniforme de hussards ou de dragons. Kubrick avait acheté les
droits du livre de Felix Markham sur le sujet. Il bombardait ce
professeur d'innombrables missives, le harcelant sans cesse sur des
points de détail et l'ayant engagé comme consultant.
17 000 images d'époque
Sa méticulosité était telle qu'il lui demandait si Napoléon avait pu
fêter le jour de l'An 1799 ou si les lois de la Révolution avaient
interdit ce genre de célébration. Autre question : comment les chevaux
de l'armée étaient-ils équipés ? De nombreux acteurs avaient été
approchés pour le rôle-titre, dont Oskar Werner et Ian Holm.
Finalement, le choix s'était porté sur David Hemmings. Pour Joséphine,
Audrey Hepburn déclina poliment la proposition, dans une lettre postée
de Suisse sur papier bleu. Les raisons de ce refus ne sont pas claires,
mais dans le script Napoléon rencontrait Joséphine au cours d'une orgie.
Une vaste émotion vous submerge à plonger dans ces trésors. Chaque
personnage avait droit à sa fiche de couleur, sur laquelle sa vie était
consignée pratiquement heure par heure. Kubrick avait constitué un
dossier iconographique de 17 000 images d'époque photographiées puis
conservées sur des cartes IBM perforées. Le tournage aurait duré 150
jours. Le metteur en scène estimait que le résultat contiendrait « tout
ce qu'une bonne histoire pourrait avoir ». La modestie ne
l'embarrassait pas : « Première chose, je pars du principe qu'il n'y a
jamais eu de grand film historique. » Il avait été déçu par le Napoléon
d'Abel Gance. Son ambition était carrément de signer « le meilleur film
jamais réalisé ».
On voit que Kubrick fut son propre Napoléon. La mégalomanie ne lui
faisait pas peur. On est sidéré par l'ampleur du travail que
réclamèrent ces préparatifs. Kubrick comparait son esprit à un meuble à
tiroirs, chaque problème étant classé dans l'un d'eux. Cette
maniaquerie laisse pantois. Les fétichistes que sont les cinéphiles
compulseront avec fébrilité ces dix volumes cachés dans une énorme
reliure verte. Dessins, feuilles de budget, correspondances variées. On
a la sensation de pénétrer dans les coulisses du génie. Il se résume
apparemment à une longue patience.
Au bout de deux ans, la MGM jette le gant. Il faut dire
qu'entre-temps le Waterloo de Bondartchouk, avec Rod Steiger, avait été
un échec noir (« un film tellement imbécile», écrit Kubrick).
Contactés, les United Artists renoncent presque aussitôt. Adieu au «
plus grand film qui n'a jamais été fait».
Restent ces 88 boîtes contenant le rêve fou de ce perfectionniste
qui ne se reposa pas longtemps : il se lança très vite dans l'aventure
d'Orange mécanique. Les batailles perdues sont parfois les plus belles
victoires. Kubrick y repensait de temps en temps. « Je n'ai pas
sérieusement réfléchi au film sur Napoléon depuis des années,
avouait-il en 1980. L'inflation situerait ce film aux environs de 50 à
60 millions de dollars et je ne suis pas sûr qu'il pourrait durer moins
de trois heures. » Aujourd'hui, les coûts seraient encore plus
prohibitifs. Pourtant, il paraît que Spielberg et Ang Lee ont jeté
récemment un œil sur l'affaire. Le seul moyen d'imaginer ce qu'aurait
donné cette épopée est de consulter ces ouvrages qui forment un film au
conditionnel passé. En 1971, le général corse fut remplacé au pied levé
par Malcolm McDowell en voyou fan de Beethoven. Stanley Kubrick est
mort et le 953 2773 sonne dans le vide pour toujours.
«Stanley Kubrick's Napoleon : the Greatest Movie Never Made», sous la
direction d'Alison Castle aux Éditions Taschen. Prix : 500 €.
Source: http://www.lefigaro.fr/cinema/2009/10/26/03002-20091026ARTFIG00545-le-napoleon-reve-de-kubrick-.php]http://www.lefigaro.fr/cinema/2009/10/26/03002-20091026ARTFIG00545-le-napoleon-reve-de-kubrick-.php
Éric Neuhoff
27/10/2009
sa maison, Stanley Kubrick possédait une pièce remplie d’archives où il
avait réuni pas moins de 17000 images d’époque et photographies
conservées sur des cartes IBM perforées. Tous ces documents ont été
retrouvés dans des malles et des boîtes. Aujourd’hui, un volumineux
coffret collector rassemble ce matériau d’une valeur inestimable pour
les cinéphiles. (Taschen)
En
1969, le cinéaste préparait un film sur l'Empereur qui ne s'est jamais
fait. Un gros livre rassemble les archives de ce projet gigantesque.
À
l'époque, le téléphone de Kubrick était le 953 2773. C'était en 1969.
Le réalisateur venait de terminer 2001 : l'odyssée de l'espace. Son
futur projet l'accaparait déjà. Il s'agissait d'une biographie de
Napoléon que devait produire la Metro-Goldwyn-Mayer. Le film ne s'est
jamais fait. Des archives énormes avaient été rassemblées. Un coffret
de dix ouvrages les présente aujourd'hui.
On est impressionné par les tonnes de recherches qu'avait menées le
cinéaste. Voici un fac-similé du scénario, annoté de la main de
l'auteur. Il comptait 186 pages. Première image : Napoléon en Corse à
l'âge de 4 ans, son nounours dans les bras. Le long-métrage (trois
heures) était prévu pour se conclure par la même peluche, dans la
chambre de Letizia, après la mort de l'Empereur.
Kubrick avait tout gardé dans des malles, des secrétaires. Des
repérages avaient été effectués en Yougoslavie, en France, en Italie,
en Roumanie, en Belgique. Andrew Birkin, le frère de Jane, avait été
envoyé sur le terrain. Pour les batailles, on avait recruté 50 000
soldats. Les essayages de costumes avaient eu lieu. Des figurants
posent en uniforme de hussards ou de dragons. Kubrick avait acheté les
droits du livre de Felix Markham sur le sujet. Il bombardait ce
professeur d'innombrables missives, le harcelant sans cesse sur des
points de détail et l'ayant engagé comme consultant.
17 000 images d'époque
Sa méticulosité était telle qu'il lui demandait si Napoléon avait pu
fêter le jour de l'An 1799 ou si les lois de la Révolution avaient
interdit ce genre de célébration. Autre question : comment les chevaux
de l'armée étaient-ils équipés ? De nombreux acteurs avaient été
approchés pour le rôle-titre, dont Oskar Werner et Ian Holm.
Finalement, le choix s'était porté sur David Hemmings. Pour Joséphine,
Audrey Hepburn déclina poliment la proposition, dans une lettre postée
de Suisse sur papier bleu. Les raisons de ce refus ne sont pas claires,
mais dans le script Napoléon rencontrait Joséphine au cours d'une orgie.
Une vaste émotion vous submerge à plonger dans ces trésors. Chaque
personnage avait droit à sa fiche de couleur, sur laquelle sa vie était
consignée pratiquement heure par heure. Kubrick avait constitué un
dossier iconographique de 17 000 images d'époque photographiées puis
conservées sur des cartes IBM perforées. Le tournage aurait duré 150
jours. Le metteur en scène estimait que le résultat contiendrait « tout
ce qu'une bonne histoire pourrait avoir ». La modestie ne
l'embarrassait pas : « Première chose, je pars du principe qu'il n'y a
jamais eu de grand film historique. » Il avait été déçu par le Napoléon
d'Abel Gance. Son ambition était carrément de signer « le meilleur film
jamais réalisé ».
On voit que Kubrick fut son propre Napoléon. La mégalomanie ne lui
faisait pas peur. On est sidéré par l'ampleur du travail que
réclamèrent ces préparatifs. Kubrick comparait son esprit à un meuble à
tiroirs, chaque problème étant classé dans l'un d'eux. Cette
maniaquerie laisse pantois. Les fétichistes que sont les cinéphiles
compulseront avec fébrilité ces dix volumes cachés dans une énorme
reliure verte. Dessins, feuilles de budget, correspondances variées. On
a la sensation de pénétrer dans les coulisses du génie. Il se résume
apparemment à une longue patience.
Au bout de deux ans, la MGM jette le gant. Il faut dire
qu'entre-temps le Waterloo de Bondartchouk, avec Rod Steiger, avait été
un échec noir (« un film tellement imbécile», écrit Kubrick).
Contactés, les United Artists renoncent presque aussitôt. Adieu au «
plus grand film qui n'a jamais été fait».
Restent ces 88 boîtes contenant le rêve fou de ce perfectionniste
qui ne se reposa pas longtemps : il se lança très vite dans l'aventure
d'Orange mécanique. Les batailles perdues sont parfois les plus belles
victoires. Kubrick y repensait de temps en temps. « Je n'ai pas
sérieusement réfléchi au film sur Napoléon depuis des années,
avouait-il en 1980. L'inflation situerait ce film aux environs de 50 à
60 millions de dollars et je ne suis pas sûr qu'il pourrait durer moins
de trois heures. » Aujourd'hui, les coûts seraient encore plus
prohibitifs. Pourtant, il paraît que Spielberg et Ang Lee ont jeté
récemment un œil sur l'affaire. Le seul moyen d'imaginer ce qu'aurait
donné cette épopée est de consulter ces ouvrages qui forment un film au
conditionnel passé. En 1971, le général corse fut remplacé au pied levé
par Malcolm McDowell en voyou fan de Beethoven. Stanley Kubrick est
mort et le 953 2773 sonne dans le vide pour toujours.
«Stanley Kubrick's Napoleon : the Greatest Movie Never Made», sous la
direction d'Alison Castle aux Éditions Taschen. Prix : 500 €.
Source: http://www.lefigaro.fr/cinema/2009/10/26/03002-20091026ARTFIG00545-le-napoleon-reve-de-kubrick-.php]http://www.lefigaro.fr/cinema/2009/10/26/03002-20091026ARTFIG00545-le-napoleon-reve-de-kubrick-.php