La Transnistrie, dernier vestige de la guerre froide en Europe
TIRASPOL, ENVOYÉ SPÉCIAL - Le douanier jette un oeil circonspect sur le passeport français. Il fixe la photo comme si elle allait révéler un secret. "Vous venez pour quoi ?" La question a du sens. Un étranger ne peut se rendre en Transnistrie que pour un nombre limité de raisons. Il s'est perdu ; il travaille pour un service de renseignement étranger ; il est marié à une femme du coin ; il est journaliste. Dire la vérité aurait entraîné un arrêt prolongé au poste, voire un refus d'entrée. Il faut douze jours pour obtenir une accréditation de presse. Impossible, en fait, de joindre de Paris le "ministère des affaires étrangères" du territoire séparatiste, qui échappe au contrôle du gouvernement moldave depuis vingt ans. Alors, on s'invente une épouse locale et on prétend rendre visite à sa famille, sur la rive gauche du Dniestr.
Chisinau, la capitale moldave, est à seulement 75 kilomètres de là. Mais en franchissant les trois postes successifs - celui des Moldaves ; celui des forces de maintien de la paix, présents depuis la fin du conflit armé en 1992 ; celui des "douaniers" transnistriens -, on entre dans un autre espace-temps. Certes, le paysage ne change pas beaucoup. On a laissé derrière soi des routes accidentées qui serpentent entre des champs de vignes aux tons rougeâtres et des collines brûlées sur les flancs desquelles les sapins font les beaux, enveloppés dans la brume. En Transnistrie, même décor rural, même pauvreté, mêmes routes lamentables. Mais autre monde, plongé dans le formol néosoviétique, tandis que la Moldavie s'accroche à son rêve d'Union européenne.
En astrophysique, le trou noir fascine les chercheurs. On en trouve aussi en géopolitique. On les appelle les conflits gelés. Ni tout à fait en guerre, ni tout à fait en paix. La lumière qui s'en dégage n'est pas plus intense que le filet passant sous la porte d'une cellule. Les populations de ces territoires vivent en suspension. La Transnistrie est l'un de ceux-là. Non reconnue sur le plan international, isolée, sous-développée, sous perfusion russe. Moins d'un demi-million de personnes, plongées dans des eaux stagnantes.
La création de la Transnistrie s'est faite dans la confusion de la fin de l'Union soviétique. A l'aube des années 1990, la peur d'une absorption par la Roumanie s'était emparée de la population russophone moldave, et notamment des élites de la Transnistrie, région la plus industrielle de Moldavie. En septembre 1990, elle se proclamait république soviétique. Vint aussitôt la guerre civile, qui fit plusieurs centaines de morts.
En vingt ans, les racines ont poussé sous l'effet de la propagande ; plus les années passent, plus il sera compliqué de les arracher. On n'a pas seulement changé d'alphabet, avec la promotion du cyrillique, mais aussi de monnaie, de drapeau, d'histoire. A Chisinau, Ion Manole nous avait avertis. Le directeur de l'association Promo Lex, très impliquée dans la défense des droits de l'homme dans l'entité, estime que "la situation s'est beaucoup dégradée en vingt ans. Le régime de Tiraspol dispose de très bons instruments pour manipuler les gens. En 1992, 90 % de la population était sans doute hostile à la séparation. A présent, une génération entière a été élevée dans l'idée que la Moldavie est l'ennemi."
Faute d'un véritable pluralisme politique, l'école est le lieu où les tensions se sont accumulées depuis vingt ans. Les autorités locales ont imposé une russification de l'enseignement. Aujourd'hui, il ne reste que huit établissements où les cours sont dispensés en roumain. Le lycée Lucian-Blaga, dans un faubourg de Tiraspol, est l'un de ceux-là. Il accueille 170 élèves dans des salles propres mais pauvrement dotées.
Le directeur, Ion Lovcev, a subi bien des épreuves depuis sa nomination, il y a dix-neuf ans. Au début, il s'agissait de simples pressions, avant que les forces de sécurité ne tentent de prendre possession du bâtiment. Les parents d'élèves l'ont défendu avec courage ; le général Alexandre Lebed, alors à la tête de la 14e armée russe, leur a donné raison.
L'obstination du directeur a payé. "Je ne voulais pas passer à l'alphabet cyrillique et le contenu des manuels d'histoire-géo ne me convenait pas. Jusqu'en 2005, on a utilisé ceux de l'époque soviétique !" Depuis, la pression sur M. Lovcev a baissé. Ou plutôt, elle a pris une forme financière, avec le loyer très élevé dont l'école doit s'acquitter (grâce à Chisinau). Le directeur ne cache pas son inquiétude. "En Transnistrie, on sent une agressivité nouvelle chez les jeunes, qui sont obligés de suivre une préparation militaire dans les écoles locales."
UN DRÔLE D'ORDRE À TIRASPOL
Patriotisme au biberon, et gare à celui qui ne respecte pas la ligne. Avant de devenir le prisonnier le plus célèbre de Transnistrie, Ilie Cazac, 26 ans, était un expert ordinaire au service fiscal, dans sa ville de Bendera. Il vérifiait les livres de comptes d'entreprises locales. "J'étais le seul issu d'une famille pauvre. Tous les autres étaient fils de fonctionnaires ou de députés." Son malheur a pour origine sa droiture : "Je refusais d'exécuter les ordres de mes supérieurs s'ils allaient à l'encontre de la loi ; par exemple, si on me demandait de donner une amende excessive ou d'exempter une entreprise."
Le 20 mars 2010, alors qu'il s'apprête à prendre le train, Ilie Cazac est arrêté par des hommes de la sécurité d'Etat. Il est accusé d'avoir voulu vendre aux services moldaves des documents confidentiels sur des entreprises russes d'armement installées en Transnistrie. "Ils ont glissé dans ma poche, à mon insu, une clé USB avec ces documents", nous racontait-il à la mi-novembre dans un bar de Chisinau, quinze jours après sa sortie de prison.
Ilie Cazac a passé vingt mois en détention. On lui a demandé de confesser sa haute trahison par écrit et à la télévision. Refus. Il a donc été tabassé par des prisonniers à la solde du pouvoir, et privé de soins médicaux. "Lors des interrogatoires, qui duraient souvent six-sept heures, ils me donnaient des psychotropes." Il a entamé une grève de la faim et obtenu le soutien d'organisations internationales. Le 31 octobre, il a finalement été relâché mais continue de craindre pour sa vie. Du reste, il ne parle pas, il murmure.
Sans surprise, la justice est le bras armé du pouvoir dans cette zone de non-droit. Stefan Popovski en est le témoin et la victime. Avant de devenir avocat, il a subi une expropriation alors qu'il tentait de privatiser une boutique de photographies, en 2002. Las : une députée, femme de ministre, voulait l'offrir à une amie. "Elle m'a dit : "La loi, c'est moi." Je n'ai rien pu faire en justice", explique-t-il, attablé dans une pizzeria de Tiraspol, à l'abri des oreilles indiscrètes.
Il a déposé plainte devant la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg. Mieux : après avoir suivi une formation en droit, à Chisinau, il a décidé de s'en prendre au régime devant les tribunaux, bien que ceux-ci soient instrumentalisés. "On a essayé de m'ensevelir sous les décisions de justice, dit-il. Ici, tout est sous la coupe d'un leader, lequel désigne les autres dirigeants, lesquels désignent à leur tour des personnes inféodées." Devenu avocat, Stefan Popovski défend aussi un journal local, L'Homme et ses droits, qui a accusé le président Igor Smirnov de posséder des comptes à l'étranger.
La Transnistrie est très pauvre, contrairement à ses dirigeants. Derrière le vernis soviétique s'organisent pillages et trafics. Le statut flou du territoire s'y prête. Le port ukrainien d'Odessa n'est pas loin. Un fils du président Smirnov contrôle les douanes. L'économie est verticalisée et un groupe se trouve en situation de monopole généralisé. L'entreprise Sheriff a développé ses activités dans tous les secteurs, en commençant par celui des cigarettes, extrêmement lucratif. Elle bénéficie de privilèges fiscaux extraordinaires et contrôle directement une majorité de députés, affirment plusieurs sources. Les supermarchés ? Sheriff. Les stations-service ? Aussi. L'alcool, la téléphonie mobile ? De même. Dans le village de Karagach, près de Tiraspol, on découvre le chantier pharaonique lancé par un des deux fondateurs du groupe, anciens agents du renseignement soviétique. Une propriété sur 11 hectares, entourée par une enceinte en briques rouges. Un petit Kremlin ?
LA PATTE DE LA RUSSIE
Une "élection présidentielle" est prévue le 11 décembre en Transnistrie. La grande nouveauté de la campagne est le soutien officiel apporté par Moscou à un autre candidat que M. Smirnov : le président du Soviet suprême (Parlement) de Transnistrie, Anatoli Kaminski. Pas sûr que cela suffise, mais M. Kaminski ne boude pas son plaisir. Il a été félicité lors de son anniversaire par le président de la Douma russe, Boris Gryzlov. Fin septembre, il a été invité au congrès de Russie unie, le parti du Kremlin, qui dispose de sa propre représentation à Tiraspol. En ville, on trouve aussi un consulat russe, qui distribue des passeports à la ronde.
"La République n'est pas à vendre", proclament les affiches de M. Smirnov. "Vers un avenir commun avec la Russie !" lui répondent celles de M. Kaminski. Ce dernier nous accueille dans son grand bureau couleur crème, au Parlement, devant lequel se dresse une statue intimidante de Lénine. Attention, M. Kaminski n'est "pas vraiment dans l'opposition". "Tous les candidats défendent notre indépendance, constatent que l'économie va mal et que la corruption est élevée", déclare-t-il. Vraiment, rien à reprocher au clan Smirnov ? "Le système actuel de gouvernement ne me convient pas, car il n'y a pas de rotation des cadres. Il faut un renouvellement", dit cet ancien directeur d'une usine de produits laitiers.
Qu'elle soit ancienne ou "nouvelle", l'élite locale fait allégeance à Moscou. La Russie dispose d'une arme redoutable qui a servi aussi avec l'Ukraine ou la Biélorussie : le gaz. Ici, les particuliers le paient quatre fois moins cher que les Moldaves, alors qu'il est importé par la même compagnie. La société Moldovagaz a pour actionnaires principaux le géant russe Gazprom (50 %), le gouvernement moldave (35 %) et les autorités de Tiraspol (13,5 %). Il est envisagé de diviser la compagnie en deux entités, l'une basée à Chisinau, l'autre à Tiraspol.
Mais cela ne soldera pas les comptes du passé, qui pèsent lourd. La Moldavie paie le prix de son indépendance vis-à-vis de Moscou. En vertu d'un accord signé fin 2007, le prix du gaz russe est progressivement porté au niveau pratiqué en Europe. Le total des dettes accumulées atteindra 3 milliards de dollars à la fin de l'année, dont plus de 80 % concernent la Transnistrie. Dans le règlement du conflit, cette dette sera fatalement à l'ordre du jour et Moscou se tournera vers Moldovagaz pour réclamer son dû.
Outre cette subvention gazière, Moscou verse aussi 15 dollars par mois à chaque retraité de Transnistrie en complément de sa pension, à titre d'"aide humanitaire". Ainsi que 10 millions de dollars destinés au développement des PME. "Sans la Russie, on aurait beaucoup de mal", reconnaît Anatoli Kaminski.
Piotr Smolar
http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/12/05/la-transnistrie-dernier-vestige-de-la-guerre-froide-en-europe_1612766_3214.html
TIRASPOL, ENVOYÉ SPÉCIAL - Le douanier jette un oeil circonspect sur le passeport français. Il fixe la photo comme si elle allait révéler un secret. "Vous venez pour quoi ?" La question a du sens. Un étranger ne peut se rendre en Transnistrie que pour un nombre limité de raisons. Il s'est perdu ; il travaille pour un service de renseignement étranger ; il est marié à une femme du coin ; il est journaliste. Dire la vérité aurait entraîné un arrêt prolongé au poste, voire un refus d'entrée. Il faut douze jours pour obtenir une accréditation de presse. Impossible, en fait, de joindre de Paris le "ministère des affaires étrangères" du territoire séparatiste, qui échappe au contrôle du gouvernement moldave depuis vingt ans. Alors, on s'invente une épouse locale et on prétend rendre visite à sa famille, sur la rive gauche du Dniestr.
Chisinau, la capitale moldave, est à seulement 75 kilomètres de là. Mais en franchissant les trois postes successifs - celui des Moldaves ; celui des forces de maintien de la paix, présents depuis la fin du conflit armé en 1992 ; celui des "douaniers" transnistriens -, on entre dans un autre espace-temps. Certes, le paysage ne change pas beaucoup. On a laissé derrière soi des routes accidentées qui serpentent entre des champs de vignes aux tons rougeâtres et des collines brûlées sur les flancs desquelles les sapins font les beaux, enveloppés dans la brume. En Transnistrie, même décor rural, même pauvreté, mêmes routes lamentables. Mais autre monde, plongé dans le formol néosoviétique, tandis que la Moldavie s'accroche à son rêve d'Union européenne.
En astrophysique, le trou noir fascine les chercheurs. On en trouve aussi en géopolitique. On les appelle les conflits gelés. Ni tout à fait en guerre, ni tout à fait en paix. La lumière qui s'en dégage n'est pas plus intense que le filet passant sous la porte d'une cellule. Les populations de ces territoires vivent en suspension. La Transnistrie est l'un de ceux-là. Non reconnue sur le plan international, isolée, sous-développée, sous perfusion russe. Moins d'un demi-million de personnes, plongées dans des eaux stagnantes.
La création de la Transnistrie s'est faite dans la confusion de la fin de l'Union soviétique. A l'aube des années 1990, la peur d'une absorption par la Roumanie s'était emparée de la population russophone moldave, et notamment des élites de la Transnistrie, région la plus industrielle de Moldavie. En septembre 1990, elle se proclamait république soviétique. Vint aussitôt la guerre civile, qui fit plusieurs centaines de morts.
En vingt ans, les racines ont poussé sous l'effet de la propagande ; plus les années passent, plus il sera compliqué de les arracher. On n'a pas seulement changé d'alphabet, avec la promotion du cyrillique, mais aussi de monnaie, de drapeau, d'histoire. A Chisinau, Ion Manole nous avait avertis. Le directeur de l'association Promo Lex, très impliquée dans la défense des droits de l'homme dans l'entité, estime que "la situation s'est beaucoup dégradée en vingt ans. Le régime de Tiraspol dispose de très bons instruments pour manipuler les gens. En 1992, 90 % de la population était sans doute hostile à la séparation. A présent, une génération entière a été élevée dans l'idée que la Moldavie est l'ennemi."
Faute d'un véritable pluralisme politique, l'école est le lieu où les tensions se sont accumulées depuis vingt ans. Les autorités locales ont imposé une russification de l'enseignement. Aujourd'hui, il ne reste que huit établissements où les cours sont dispensés en roumain. Le lycée Lucian-Blaga, dans un faubourg de Tiraspol, est l'un de ceux-là. Il accueille 170 élèves dans des salles propres mais pauvrement dotées.
Le directeur, Ion Lovcev, a subi bien des épreuves depuis sa nomination, il y a dix-neuf ans. Au début, il s'agissait de simples pressions, avant que les forces de sécurité ne tentent de prendre possession du bâtiment. Les parents d'élèves l'ont défendu avec courage ; le général Alexandre Lebed, alors à la tête de la 14e armée russe, leur a donné raison.
L'obstination du directeur a payé. "Je ne voulais pas passer à l'alphabet cyrillique et le contenu des manuels d'histoire-géo ne me convenait pas. Jusqu'en 2005, on a utilisé ceux de l'époque soviétique !" Depuis, la pression sur M. Lovcev a baissé. Ou plutôt, elle a pris une forme financière, avec le loyer très élevé dont l'école doit s'acquitter (grâce à Chisinau). Le directeur ne cache pas son inquiétude. "En Transnistrie, on sent une agressivité nouvelle chez les jeunes, qui sont obligés de suivre une préparation militaire dans les écoles locales."
UN DRÔLE D'ORDRE À TIRASPOL
Patriotisme au biberon, et gare à celui qui ne respecte pas la ligne. Avant de devenir le prisonnier le plus célèbre de Transnistrie, Ilie Cazac, 26 ans, était un expert ordinaire au service fiscal, dans sa ville de Bendera. Il vérifiait les livres de comptes d'entreprises locales. "J'étais le seul issu d'une famille pauvre. Tous les autres étaient fils de fonctionnaires ou de députés." Son malheur a pour origine sa droiture : "Je refusais d'exécuter les ordres de mes supérieurs s'ils allaient à l'encontre de la loi ; par exemple, si on me demandait de donner une amende excessive ou d'exempter une entreprise."
Le 20 mars 2010, alors qu'il s'apprête à prendre le train, Ilie Cazac est arrêté par des hommes de la sécurité d'Etat. Il est accusé d'avoir voulu vendre aux services moldaves des documents confidentiels sur des entreprises russes d'armement installées en Transnistrie. "Ils ont glissé dans ma poche, à mon insu, une clé USB avec ces documents", nous racontait-il à la mi-novembre dans un bar de Chisinau, quinze jours après sa sortie de prison.
Ilie Cazac a passé vingt mois en détention. On lui a demandé de confesser sa haute trahison par écrit et à la télévision. Refus. Il a donc été tabassé par des prisonniers à la solde du pouvoir, et privé de soins médicaux. "Lors des interrogatoires, qui duraient souvent six-sept heures, ils me donnaient des psychotropes." Il a entamé une grève de la faim et obtenu le soutien d'organisations internationales. Le 31 octobre, il a finalement été relâché mais continue de craindre pour sa vie. Du reste, il ne parle pas, il murmure.
Sans surprise, la justice est le bras armé du pouvoir dans cette zone de non-droit. Stefan Popovski en est le témoin et la victime. Avant de devenir avocat, il a subi une expropriation alors qu'il tentait de privatiser une boutique de photographies, en 2002. Las : une députée, femme de ministre, voulait l'offrir à une amie. "Elle m'a dit : "La loi, c'est moi." Je n'ai rien pu faire en justice", explique-t-il, attablé dans une pizzeria de Tiraspol, à l'abri des oreilles indiscrètes.
Il a déposé plainte devant la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg. Mieux : après avoir suivi une formation en droit, à Chisinau, il a décidé de s'en prendre au régime devant les tribunaux, bien que ceux-ci soient instrumentalisés. "On a essayé de m'ensevelir sous les décisions de justice, dit-il. Ici, tout est sous la coupe d'un leader, lequel désigne les autres dirigeants, lesquels désignent à leur tour des personnes inféodées." Devenu avocat, Stefan Popovski défend aussi un journal local, L'Homme et ses droits, qui a accusé le président Igor Smirnov de posséder des comptes à l'étranger.
La Transnistrie est très pauvre, contrairement à ses dirigeants. Derrière le vernis soviétique s'organisent pillages et trafics. Le statut flou du territoire s'y prête. Le port ukrainien d'Odessa n'est pas loin. Un fils du président Smirnov contrôle les douanes. L'économie est verticalisée et un groupe se trouve en situation de monopole généralisé. L'entreprise Sheriff a développé ses activités dans tous les secteurs, en commençant par celui des cigarettes, extrêmement lucratif. Elle bénéficie de privilèges fiscaux extraordinaires et contrôle directement une majorité de députés, affirment plusieurs sources. Les supermarchés ? Sheriff. Les stations-service ? Aussi. L'alcool, la téléphonie mobile ? De même. Dans le village de Karagach, près de Tiraspol, on découvre le chantier pharaonique lancé par un des deux fondateurs du groupe, anciens agents du renseignement soviétique. Une propriété sur 11 hectares, entourée par une enceinte en briques rouges. Un petit Kremlin ?
LA PATTE DE LA RUSSIE
Une "élection présidentielle" est prévue le 11 décembre en Transnistrie. La grande nouveauté de la campagne est le soutien officiel apporté par Moscou à un autre candidat que M. Smirnov : le président du Soviet suprême (Parlement) de Transnistrie, Anatoli Kaminski. Pas sûr que cela suffise, mais M. Kaminski ne boude pas son plaisir. Il a été félicité lors de son anniversaire par le président de la Douma russe, Boris Gryzlov. Fin septembre, il a été invité au congrès de Russie unie, le parti du Kremlin, qui dispose de sa propre représentation à Tiraspol. En ville, on trouve aussi un consulat russe, qui distribue des passeports à la ronde.
"La République n'est pas à vendre", proclament les affiches de M. Smirnov. "Vers un avenir commun avec la Russie !" lui répondent celles de M. Kaminski. Ce dernier nous accueille dans son grand bureau couleur crème, au Parlement, devant lequel se dresse une statue intimidante de Lénine. Attention, M. Kaminski n'est "pas vraiment dans l'opposition". "Tous les candidats défendent notre indépendance, constatent que l'économie va mal et que la corruption est élevée", déclare-t-il. Vraiment, rien à reprocher au clan Smirnov ? "Le système actuel de gouvernement ne me convient pas, car il n'y a pas de rotation des cadres. Il faut un renouvellement", dit cet ancien directeur d'une usine de produits laitiers.
Qu'elle soit ancienne ou "nouvelle", l'élite locale fait allégeance à Moscou. La Russie dispose d'une arme redoutable qui a servi aussi avec l'Ukraine ou la Biélorussie : le gaz. Ici, les particuliers le paient quatre fois moins cher que les Moldaves, alors qu'il est importé par la même compagnie. La société Moldovagaz a pour actionnaires principaux le géant russe Gazprom (50 %), le gouvernement moldave (35 %) et les autorités de Tiraspol (13,5 %). Il est envisagé de diviser la compagnie en deux entités, l'une basée à Chisinau, l'autre à Tiraspol.
Mais cela ne soldera pas les comptes du passé, qui pèsent lourd. La Moldavie paie le prix de son indépendance vis-à-vis de Moscou. En vertu d'un accord signé fin 2007, le prix du gaz russe est progressivement porté au niveau pratiqué en Europe. Le total des dettes accumulées atteindra 3 milliards de dollars à la fin de l'année, dont plus de 80 % concernent la Transnistrie. Dans le règlement du conflit, cette dette sera fatalement à l'ordre du jour et Moscou se tournera vers Moldovagaz pour réclamer son dû.
Outre cette subvention gazière, Moscou verse aussi 15 dollars par mois à chaque retraité de Transnistrie en complément de sa pension, à titre d'"aide humanitaire". Ainsi que 10 millions de dollars destinés au développement des PME. "Sans la Russie, on aurait beaucoup de mal", reconnaît Anatoli Kaminski.
Piotr Smolar
http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/12/05/la-transnistrie-dernier-vestige-de-la-guerre-froide-en-europe_1612766_3214.html