Extrait de l'excellent ouvrage de Jean Tulard : Napoléon, les grands moments d'un destin. Que je vous recommande.
Bonne lecture
Lodi : La naissance d’une légende
« Après Lodi, dira plus tard Napoléon, je me regardais non plus comme un simple général mais comme un homme prêt à influer sur le sort d’un peuple. Il me vint l’idée que je pourrais bien devenir un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition. »
C’est le 2 mars 1796 que Napoléon Bonaparte est nommé commandant en chef de l’armée d’Italie à la place de Scherer. Cette nomination récompense son ralliement à la Convention le 13 vendémiaire. C’est aussi une façon de la remercier pour la manière dont, comme général de l’armée de l’Intérieur, Il a maintenu l’ordre dans Paris malgré la famine.
Il y a fait montre d’un sens de l’humour qui est un trait de son caractère que l’on oublie souvent. « Un jour entre autre, raconte-t-il dans le Mémorial, que la distribution avait manqué, et qu’il s’était formé des attroupements nombreux à la porte des boulangers, Napoléon passait, avec une partie de son état-major, pour veiller à la tranquillité publique, un gros de la populace, des femmes surtout, l’entourent, le poussent, demandant du pain à grands cris ; la foule s’augmente, les menaces s’accroissent, et la situation devient des plus critiques.
Une femme monstrueusement grosse et grasse se fait particulièrement remarquer par ses gestes et ses paroles : « tout ce tas d’épaulettes, crie-t-elle en apostrophant ce groupe d’officier, se moquent de nous ; pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent bien, il leur est égal que le pauvre peuple meure de faim ». Napoléon l’interpelle : « La bonne, regarde-moi bien, quel est le plus gras de nous deux ? » Or Napoléon était alors extrêmement maigre. « J’étais un vrai parchemin », disait-il. Un rire universel désarme la populace et l’état-major continue sa route. »
Ce commandement de l’armée d’Italie, il l’a lui-même demandé car il a déjà élaboré en 1794 plusieurs plans d’invasion de la péninsule. N’a-t-il pas été chargé d’une mission à Gênes par Robespierre le jeune, le 11 juillet 1794 ? Il s’agissait de reconnaître le terrain par lequel l’armée devait déboucher en Piémont par le col Cadibone. C’est ce que lui avait reproché Salicetti en août : Bonaparte était leur homme [de Robespierre et de Ricord], leur faiseur de plans, auquel il nous fallait obéir. Qu’allait-il faire à Gênes, en pays étranger ? ».
Remis en selle, Bonaparte reprend ses plans mais se heurte à Carnot. Lorsque débute la campagne d’Italie de 1794, le 18 septembre, il est à Loana puis à Cario. Le général du Dumerbion a adopté ses idées. Son armée, formée de trois divisions, débouche par le col de Bardinetto et pénètre en Italie en longeant la Bormida. Il s'agit déjà de tomber sur les arrières de l'armée autrichienne. Mais celle-ci déjoue le piège en se retirant sur Dego. Du coup, les représentants en mission n'osent aller plus loin. Mais Dumerbion reconnaît : « c'est au talent du général Bonaparte que je dois les savantes combinaisons qui ont assuré notre victoire. »
L'armée d'Italie se trouvait maîtresse de Cairo. Bonaparte suggère qu'elle lance une nouvelle offensive pour séparer les sardes des Autrichiens. C'est l'idée qu'il va reprendre en 1796. Mais Carnot s'y opposent. Bonaparte se trouve alors vers l'expédition de Corse. Seulement le 7 mai 1795, il reçoit l'ordre de rejoindre l'armée de l'Ouest. Les difficultés se multiplient, on l'a vu, jusqu'au 13 vendémiaire.
Ainsi le revoilà, à l'hiver de 1796, chargé d'une offensive en Italie. Va-t-il enfin pouvoir développer les opérations qu'il souhaite ? Non. Car il est simplement voué à une manœuvre de diversion destinée à fixer une partie des forces autrichiennes dans la péninsule. Le plan d'ensemble établi par Carnot consiste à lancer jour dans les 80 000 hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse par la vallée du Main, Moreau et les 80 000 hommes de l'armée du Rhin par la vallée du Danube sur Vienne, la jonction devant se faire Ratisbonne. Bonaparte n'a pour utilité que de menacer Milan, à la rigueur de forcer l'école des Alpes Autrichienne pour venir à son tour attaquer vienne.
Il est à Nice en mars 1796. Il n'a exercé jusque-là aucun grand commandement. Les généraux qui combattent à l'armée d'Italie et qui doivent désormais lui obéir, Masséna et Augereau notamment, ont mal accueilli sa nomination. C'est à leurs yeux « un général des rues », un « politique », bien trop jeune, et qu'ils n'ont jamais côtoyé dans les armées de la révolution. Mais on peut dire que, dès le premier contact, y sont subjugués, même si l'on tient compte du fait que la légende a embelli cette première réunion. « Ce petit b… m'a fait peur, aurait déclaré au jour, et je ne puis comprendre l'ascendant dont je me suis senti écraser au premier coup d'œil. »
L'armée et dans un grand dénuement, moins peut-être que, là encore, la légende l’affirma. Salicetti obtient en effet un prix de 7 millions pour l'équipement. Mais surtout, à l'inverse de l'armée durant, l'armée d'Italie n'a pas connu de revers sérieux ayant entamé son moral. Elle est jeune et nullement usé.
Quand Bonaparte la passe en revue et la harangue dans une proclamation qui n'est pas celle passée à la postérité-celle-là fut écrite plus tard-, elle est forte de 30 000 hommes environ et une soixantaine de canons. Mais elle va très vite se renforcer. Bonaparte aurait disposé en définitive de 60 000 hommes.
Reste que la supériorité numérique et dans le temps austro-sardes : 80 000 hommes. Toutefois c'est une autre armée qui manque d'homogénéité et dont les généraux sont âgés ; Baulieu a 71 ans, würm ser 72, Alvinzi 61, quant Bonaparte n'en a que 27, Joubert 27 également, Masséna 38. D'un côté des vétérans de la guerre de sept ans, de l'autre des attaquants aptes au initiative hardie. Bonaparte joue d'abord dans la surprise : il franchit les Alpes au corps de Cadibone, le 11 avril 1796, et, suivant la vallée de la Bormida, vient se placer entre les forces autrichiennes et l'armée sarde.
En trois jours, il frappe alternativement les Autrichiens, sur sa droite, à Montenotte, 12 avril, et à Dego, le 14, puis sur sacoche les sardes à millesimo, le 13. Ayant coupé Autrichiens et sardes, il se retourne contre ces derniers : ils sont battus à Mondovi, 23 avril, et, pourchassés jusqu'à Turin, sollicite un armistice le 28. Le traité de Paris du 3 juin 1796 reconnaîtra la France la possession de la Savoie et du comté de Nice.
Le 26 avril, Bonaparte adresse à ses soldats l'une de ces fameuses proclamation qui vont attacher les hommes à leur chef et contribuer à la légende de ce dernier : « soldats, vous avez en 15 jours remportés six victoires, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche piémont ; vous avez fait 15 000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10 000 hommes. »
« Vous vous étiez jusqu'ici battus pour les rochers stériles, illustré par votre courage, mais inutile à la patrie ; vous égalez aujourd'hui par votre service l'armée de hollande et du Rhin. Dénué de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canon, passer des rivières sans pont, fait démarche forcée sans souliers, bivouaqué sans eau de vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de liberté est seule capable de souffrir ce que vous avez souffert. Grâce vous en soit rendue, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa postérité ; et si, vainqueur de Toulon, vous présagerez une immortelle campagne de 1794, aux victoires actuelles en présage une plus belle encore. Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace fuient épouvanter devant ; les hommes pervers qui riaient de votre misère et se réjouissait dans leurs pensées de triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblants. Mais, soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste encore à faire… »
Bonaparte se lance ensuite la poursuite des Autrichiens. Ceux-ci sont au nord du pô, sur la rive droite de du Tessin. Ils forment une ligne de défense destinée à protéger Milan. Baulieu compte sur 22 500 fantassins et 3500 cavaliers. Son avant-garde tient Vercelli et Valenza. Bonaparte a dû laisser 6500 soldats dans les places piémontaises et doit tenir la côte jusqu'à Savone.
Mais il a encore 32 000 hommes répartis en quatre divisions : Masséna, Laharpe, Augereau et Serurier. Kilmaine et Beaumont commendent la cavalerie forte de 3000 cavaliers.
Le plan de Bonaparte est simple : par une manœuvre enveloppante, contourner les défenses autrichiennes, en franchissant le pô à Plaisance, et couper ainsi les lignes de retraite de Baulieu vers Mantoue. Même s'il s'échappe, Baulieu devra abandonner Milan. Manœuvre réussie. Tandis que le Masséna amuse les Autrichiens de l'autre côté du pô, Plaisance tombe aux mains des Français, le 7 mai, après une marche forcée de 64 km effectués en 36 heures. Lannes puis Dallemagne, Laharpe et la cavalerie franchissent le fleuve. Le verrou se referme sur Baulieu. Le 9, Bonaparte écria Carnot : « nous avons enfin passé le pont. La seconde campagne est commencée. Baulieu est déconcerté. Il calcule assez mal ; il donne constamment dans les pièges qu'on lui tend. Peut-être faudra-t-il donner une bataille car cet homme-là à l'audace de la fureur et non celle du génie. Mais les 6000 hommes qu'on a obligés hier à passer l’Adda et qui ont été défait l'affaiblissent beaucoup. Encore une victoire et nous sommes maîtres d'Italie. »
Baulieu réussit à se replier sur Cremone et sur la rive gauche de l’Adda, abandonnant Lodi à Bonaparte. Les Autrichiens sont de l'autre côté du fleuve et le pont qui enjambe est intact. C'est un pont en bois, et trois, aux arches rapprochées, posées sur pilotis. Il mesure 195 m environ. Le fleuve à cette saison est gonflé par la fonte des neiges mais des bancs de sable émergent encore. Les Autrichiens, qui n'ont pu détruire le pont, sont résolus à le défendre. Sebottendorff organise deux lignes parallèles de défense de 10 000 hommes environ avec de nombreux canons bien disposés.
Mais la première ligne autrichienne et a été placée trop près du pont. Elle est aussi trop allongée et peut-être enfoncée en son centre par une attaque venue de ce même pour. La réserve enfin et beaucoup trop éloignée. Précédé d'un feu d'artillerie y intense, l'attaque française est lancée, le 10 mai, à 18h. Dupas entraîne ses hommes sous la mitraille. Il y a un moment d'hésitation mais le pont et finalement franchi et la première ligne autrichienne enfoncée. Dans son compte rendu, Bonaparte exaltait les exploits de ses soldats : « 30 pièces de canon de position défendaient le passage du pont de Lodi. Je fis placer toute mon artillerie en batterie. La canonnade fut très vive durant plusieurs heures. Dès l'instant que l'armée fut arrivée, se formant colonnes serrées, le deuxième bataillon de carabiniers en tête, et suivi par tous les bataillons de grenadiers ; au pas de charge et aux cris de vive la république !, L'on se présenta sur le pont, qui a cent toises de longueur. L'ennemi fit un feu terrible. La tête de la colonne paraissait même hésiter ; un moment d'hésitation eût tout perdu. Ees généraux Berthier, Masséna, Cervoni, Dallemagne, le chef de brigade Lannes et le chef de bataillon Dupa le sentirent, se précipitèrent à la tête et décidèrent le sort encore en balance. Cette redoutable colonne renversa tous ceux qui s'opposent à elle : toute l'artillerie fut sur-le-champ enlevée, l'ordre de bataille de Baulieu rompu ; elle sema de tous côtés l'épouvante, la fuite et la mort ; dans un clin d'œil l'armée ennemie fut tout éparpillée. »
La légende du pont de Lodi est née à travers ce communiqué. La réalité fut autre : la colonne française fut au moment arrêté et dû reprendre sa marche en ordre dispersé, autant qu'elle le put sur un pont aussi étroit. Ce fut la fumée, qui l'enveloppait, qui la sauva d'une entreprise aussi hasardeuse. Ce fut aussi les tirailleurs qui, à la faveur des sabres qui émergeaient dans le lit du fleuve, y prirent position et détournèrent le feu des Autrichiens. Le pont franchit enfin parler français, malgré de lourdes pertes (500 tués ou blessés) Sebottendorff Hugo fait redonner ses réserves, il fallut battre en retraite quand la division Massena vint renforcer Augereau qui aurait franchi le pont un drapeau à la main.
La route de Milan était ouverte. Bonaparte qui fit une entrée triomphale dont s'empara à nouveau la légende. Rappelons l'ouverture de la Chartreuse de Parme par Stendhal. « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer de pont de Lodi et d'apprendre au monde qu'après tant de siècle César et Alexandre avait un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi huit jours encore avant l'arrivée des Français, les milanais ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté impériale et royale… »
Au soir de la bataille, les soldats qui avaient vu Bonaparte régler lui-même tient d'une batterie installée sur la droite du pont lui auraient décerné le surnom de petit caporal. Toujours la légende. En trois mois Bonaparte conquit l'Italie des Alpes à l'Oglio. Les ducs de parler de modèle, affolé, demande la paix. Bonaparte la leur accord de moyennant le paiement de lourdes indemnités qui seront envoyées à Paris.
La popularité du jeune général devient énorme. Il va l’entretenir. Au communiqué qu'il adresse au directoire et qui sont reproduits dans le moniteur et la presse du temps, il ajoute ses propres journaux. Paraissent coups sur coup, à partir de juillet, courrier de l'armée d'Italie ou le patriote français à Milan rédigé par Julien à Paris, et surtout la France vue de l'armée d'Italie dont l'auteur et Régnaud de Saint-Jean-d'Angély. Ce dernier définit ainsi l'esprit du journal : « faire connaître la vérité sur ce qui se passe en Italie et la manière dont on envisage la situation de la France ». On insiste sur le contraste entre un jeune général victorieux, républicain intègre, et le monde pourri du directoire. Victoire de Bonaparte sont exaltés : « il vole comme l'éclair frappe comme la foudre. » L'imagerie populaire s'en mêle. Le visage maigre aux longs cheveux du général Bonaparte, qui n'est pas sans annoncer le héros romantique, devient populaire. Victoire du pont de Lodi puis de celui d’Arcole enflamme les imaginations. À Paris on ne parle plus que de Bonaparte. Les succès du général de l'armée d'Italie prennent d'autant plus de relief que Jourdan et Moreau sont battus en Allemagne. Bonaparte par ses victoires de Bassano, d’Arcole et de Rivoli qui précipitent la chute de Mantoue, s'ouvre la route devienne par le col du Semmering, obligeant les Autrichiens à signer les préliminaires de paix à Loeben, le 18 avril 1797.
C'est la campagne de diversion qui devient la campagne décisive. Désormais, directoire doit compter avec un général qui s'affranchit rapidement des ordres venus de Paris pour mener une politique personnelle en Italie. C'est à Lodi que tout s'est joué. C'est là que Bonaparte a cessé d'être un général comme les autres et que sa légende est née.
Bonne lecture
Lodi : La naissance d’une légende
« Après Lodi, dira plus tard Napoléon, je me regardais non plus comme un simple général mais comme un homme prêt à influer sur le sort d’un peuple. Il me vint l’idée que je pourrais bien devenir un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition. »
C’est le 2 mars 1796 que Napoléon Bonaparte est nommé commandant en chef de l’armée d’Italie à la place de Scherer. Cette nomination récompense son ralliement à la Convention le 13 vendémiaire. C’est aussi une façon de la remercier pour la manière dont, comme général de l’armée de l’Intérieur, Il a maintenu l’ordre dans Paris malgré la famine.
Il y a fait montre d’un sens de l’humour qui est un trait de son caractère que l’on oublie souvent. « Un jour entre autre, raconte-t-il dans le Mémorial, que la distribution avait manqué, et qu’il s’était formé des attroupements nombreux à la porte des boulangers, Napoléon passait, avec une partie de son état-major, pour veiller à la tranquillité publique, un gros de la populace, des femmes surtout, l’entourent, le poussent, demandant du pain à grands cris ; la foule s’augmente, les menaces s’accroissent, et la situation devient des plus critiques.
Une femme monstrueusement grosse et grasse se fait particulièrement remarquer par ses gestes et ses paroles : « tout ce tas d’épaulettes, crie-t-elle en apostrophant ce groupe d’officier, se moquent de nous ; pourvu qu’ils mangent et qu’ils s’engraissent bien, il leur est égal que le pauvre peuple meure de faim ». Napoléon l’interpelle : « La bonne, regarde-moi bien, quel est le plus gras de nous deux ? » Or Napoléon était alors extrêmement maigre. « J’étais un vrai parchemin », disait-il. Un rire universel désarme la populace et l’état-major continue sa route. »
Ce commandement de l’armée d’Italie, il l’a lui-même demandé car il a déjà élaboré en 1794 plusieurs plans d’invasion de la péninsule. N’a-t-il pas été chargé d’une mission à Gênes par Robespierre le jeune, le 11 juillet 1794 ? Il s’agissait de reconnaître le terrain par lequel l’armée devait déboucher en Piémont par le col Cadibone. C’est ce que lui avait reproché Salicetti en août : Bonaparte était leur homme [de Robespierre et de Ricord], leur faiseur de plans, auquel il nous fallait obéir. Qu’allait-il faire à Gênes, en pays étranger ? ».
Remis en selle, Bonaparte reprend ses plans mais se heurte à Carnot. Lorsque débute la campagne d’Italie de 1794, le 18 septembre, il est à Loana puis à Cario. Le général du Dumerbion a adopté ses idées. Son armée, formée de trois divisions, débouche par le col de Bardinetto et pénètre en Italie en longeant la Bormida. Il s'agit déjà de tomber sur les arrières de l'armée autrichienne. Mais celle-ci déjoue le piège en se retirant sur Dego. Du coup, les représentants en mission n'osent aller plus loin. Mais Dumerbion reconnaît : « c'est au talent du général Bonaparte que je dois les savantes combinaisons qui ont assuré notre victoire. »
L'armée d'Italie se trouvait maîtresse de Cairo. Bonaparte suggère qu'elle lance une nouvelle offensive pour séparer les sardes des Autrichiens. C'est l'idée qu'il va reprendre en 1796. Mais Carnot s'y opposent. Bonaparte se trouve alors vers l'expédition de Corse. Seulement le 7 mai 1795, il reçoit l'ordre de rejoindre l'armée de l'Ouest. Les difficultés se multiplient, on l'a vu, jusqu'au 13 vendémiaire.
Ainsi le revoilà, à l'hiver de 1796, chargé d'une offensive en Italie. Va-t-il enfin pouvoir développer les opérations qu'il souhaite ? Non. Car il est simplement voué à une manœuvre de diversion destinée à fixer une partie des forces autrichiennes dans la péninsule. Le plan d'ensemble établi par Carnot consiste à lancer jour dans les 80 000 hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse par la vallée du Main, Moreau et les 80 000 hommes de l'armée du Rhin par la vallée du Danube sur Vienne, la jonction devant se faire Ratisbonne. Bonaparte n'a pour utilité que de menacer Milan, à la rigueur de forcer l'école des Alpes Autrichienne pour venir à son tour attaquer vienne.
Il est à Nice en mars 1796. Il n'a exercé jusque-là aucun grand commandement. Les généraux qui combattent à l'armée d'Italie et qui doivent désormais lui obéir, Masséna et Augereau notamment, ont mal accueilli sa nomination. C'est à leurs yeux « un général des rues », un « politique », bien trop jeune, et qu'ils n'ont jamais côtoyé dans les armées de la révolution. Mais on peut dire que, dès le premier contact, y sont subjugués, même si l'on tient compte du fait que la légende a embelli cette première réunion. « Ce petit b… m'a fait peur, aurait déclaré au jour, et je ne puis comprendre l'ascendant dont je me suis senti écraser au premier coup d'œil. »
L'armée et dans un grand dénuement, moins peut-être que, là encore, la légende l’affirma. Salicetti obtient en effet un prix de 7 millions pour l'équipement. Mais surtout, à l'inverse de l'armée durant, l'armée d'Italie n'a pas connu de revers sérieux ayant entamé son moral. Elle est jeune et nullement usé.
Quand Bonaparte la passe en revue et la harangue dans une proclamation qui n'est pas celle passée à la postérité-celle-là fut écrite plus tard-, elle est forte de 30 000 hommes environ et une soixantaine de canons. Mais elle va très vite se renforcer. Bonaparte aurait disposé en définitive de 60 000 hommes.
Reste que la supériorité numérique et dans le temps austro-sardes : 80 000 hommes. Toutefois c'est une autre armée qui manque d'homogénéité et dont les généraux sont âgés ; Baulieu a 71 ans, würm ser 72, Alvinzi 61, quant Bonaparte n'en a que 27, Joubert 27 également, Masséna 38. D'un côté des vétérans de la guerre de sept ans, de l'autre des attaquants aptes au initiative hardie. Bonaparte joue d'abord dans la surprise : il franchit les Alpes au corps de Cadibone, le 11 avril 1796, et, suivant la vallée de la Bormida, vient se placer entre les forces autrichiennes et l'armée sarde.
En trois jours, il frappe alternativement les Autrichiens, sur sa droite, à Montenotte, 12 avril, et à Dego, le 14, puis sur sacoche les sardes à millesimo, le 13. Ayant coupé Autrichiens et sardes, il se retourne contre ces derniers : ils sont battus à Mondovi, 23 avril, et, pourchassés jusqu'à Turin, sollicite un armistice le 28. Le traité de Paris du 3 juin 1796 reconnaîtra la France la possession de la Savoie et du comté de Nice.
Le 26 avril, Bonaparte adresse à ses soldats l'une de ces fameuses proclamation qui vont attacher les hommes à leur chef et contribuer à la légende de ce dernier : « soldats, vous avez en 15 jours remportés six victoires, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche piémont ; vous avez fait 15 000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10 000 hommes. »
« Vous vous étiez jusqu'ici battus pour les rochers stériles, illustré par votre courage, mais inutile à la patrie ; vous égalez aujourd'hui par votre service l'armée de hollande et du Rhin. Dénué de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canon, passer des rivières sans pont, fait démarche forcée sans souliers, bivouaqué sans eau de vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de liberté est seule capable de souffrir ce que vous avez souffert. Grâce vous en soit rendue, soldats ! La patrie reconnaissante vous devra sa postérité ; et si, vainqueur de Toulon, vous présagerez une immortelle campagne de 1794, aux victoires actuelles en présage une plus belle encore. Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace fuient épouvanter devant ; les hommes pervers qui riaient de votre misère et se réjouissait dans leurs pensées de triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblants. Mais, soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste encore à faire… »
Bonaparte se lance ensuite la poursuite des Autrichiens. Ceux-ci sont au nord du pô, sur la rive droite de du Tessin. Ils forment une ligne de défense destinée à protéger Milan. Baulieu compte sur 22 500 fantassins et 3500 cavaliers. Son avant-garde tient Vercelli et Valenza. Bonaparte a dû laisser 6500 soldats dans les places piémontaises et doit tenir la côte jusqu'à Savone.
Mais il a encore 32 000 hommes répartis en quatre divisions : Masséna, Laharpe, Augereau et Serurier. Kilmaine et Beaumont commendent la cavalerie forte de 3000 cavaliers.
Le plan de Bonaparte est simple : par une manœuvre enveloppante, contourner les défenses autrichiennes, en franchissant le pô à Plaisance, et couper ainsi les lignes de retraite de Baulieu vers Mantoue. Même s'il s'échappe, Baulieu devra abandonner Milan. Manœuvre réussie. Tandis que le Masséna amuse les Autrichiens de l'autre côté du pô, Plaisance tombe aux mains des Français, le 7 mai, après une marche forcée de 64 km effectués en 36 heures. Lannes puis Dallemagne, Laharpe et la cavalerie franchissent le fleuve. Le verrou se referme sur Baulieu. Le 9, Bonaparte écria Carnot : « nous avons enfin passé le pont. La seconde campagne est commencée. Baulieu est déconcerté. Il calcule assez mal ; il donne constamment dans les pièges qu'on lui tend. Peut-être faudra-t-il donner une bataille car cet homme-là à l'audace de la fureur et non celle du génie. Mais les 6000 hommes qu'on a obligés hier à passer l’Adda et qui ont été défait l'affaiblissent beaucoup. Encore une victoire et nous sommes maîtres d'Italie. »
Baulieu réussit à se replier sur Cremone et sur la rive gauche de l’Adda, abandonnant Lodi à Bonaparte. Les Autrichiens sont de l'autre côté du fleuve et le pont qui enjambe est intact. C'est un pont en bois, et trois, aux arches rapprochées, posées sur pilotis. Il mesure 195 m environ. Le fleuve à cette saison est gonflé par la fonte des neiges mais des bancs de sable émergent encore. Les Autrichiens, qui n'ont pu détruire le pont, sont résolus à le défendre. Sebottendorff organise deux lignes parallèles de défense de 10 000 hommes environ avec de nombreux canons bien disposés.
Mais la première ligne autrichienne et a été placée trop près du pont. Elle est aussi trop allongée et peut-être enfoncée en son centre par une attaque venue de ce même pour. La réserve enfin et beaucoup trop éloignée. Précédé d'un feu d'artillerie y intense, l'attaque française est lancée, le 10 mai, à 18h. Dupas entraîne ses hommes sous la mitraille. Il y a un moment d'hésitation mais le pont et finalement franchi et la première ligne autrichienne enfoncée. Dans son compte rendu, Bonaparte exaltait les exploits de ses soldats : « 30 pièces de canon de position défendaient le passage du pont de Lodi. Je fis placer toute mon artillerie en batterie. La canonnade fut très vive durant plusieurs heures. Dès l'instant que l'armée fut arrivée, se formant colonnes serrées, le deuxième bataillon de carabiniers en tête, et suivi par tous les bataillons de grenadiers ; au pas de charge et aux cris de vive la république !, L'on se présenta sur le pont, qui a cent toises de longueur. L'ennemi fit un feu terrible. La tête de la colonne paraissait même hésiter ; un moment d'hésitation eût tout perdu. Ees généraux Berthier, Masséna, Cervoni, Dallemagne, le chef de brigade Lannes et le chef de bataillon Dupa le sentirent, se précipitèrent à la tête et décidèrent le sort encore en balance. Cette redoutable colonne renversa tous ceux qui s'opposent à elle : toute l'artillerie fut sur-le-champ enlevée, l'ordre de bataille de Baulieu rompu ; elle sema de tous côtés l'épouvante, la fuite et la mort ; dans un clin d'œil l'armée ennemie fut tout éparpillée. »
La légende du pont de Lodi est née à travers ce communiqué. La réalité fut autre : la colonne française fut au moment arrêté et dû reprendre sa marche en ordre dispersé, autant qu'elle le put sur un pont aussi étroit. Ce fut la fumée, qui l'enveloppait, qui la sauva d'une entreprise aussi hasardeuse. Ce fut aussi les tirailleurs qui, à la faveur des sabres qui émergeaient dans le lit du fleuve, y prirent position et détournèrent le feu des Autrichiens. Le pont franchit enfin parler français, malgré de lourdes pertes (500 tués ou blessés) Sebottendorff Hugo fait redonner ses réserves, il fallut battre en retraite quand la division Massena vint renforcer Augereau qui aurait franchi le pont un drapeau à la main.
La route de Milan était ouverte. Bonaparte qui fit une entrée triomphale dont s'empara à nouveau la légende. Rappelons l'ouverture de la Chartreuse de Parme par Stendhal. « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer de pont de Lodi et d'apprendre au monde qu'après tant de siècle César et Alexandre avait un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi huit jours encore avant l'arrivée des Français, les milanais ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté impériale et royale… »
Au soir de la bataille, les soldats qui avaient vu Bonaparte régler lui-même tient d'une batterie installée sur la droite du pont lui auraient décerné le surnom de petit caporal. Toujours la légende. En trois mois Bonaparte conquit l'Italie des Alpes à l'Oglio. Les ducs de parler de modèle, affolé, demande la paix. Bonaparte la leur accord de moyennant le paiement de lourdes indemnités qui seront envoyées à Paris.
La popularité du jeune général devient énorme. Il va l’entretenir. Au communiqué qu'il adresse au directoire et qui sont reproduits dans le moniteur et la presse du temps, il ajoute ses propres journaux. Paraissent coups sur coup, à partir de juillet, courrier de l'armée d'Italie ou le patriote français à Milan rédigé par Julien à Paris, et surtout la France vue de l'armée d'Italie dont l'auteur et Régnaud de Saint-Jean-d'Angély. Ce dernier définit ainsi l'esprit du journal : « faire connaître la vérité sur ce qui se passe en Italie et la manière dont on envisage la situation de la France ». On insiste sur le contraste entre un jeune général victorieux, républicain intègre, et le monde pourri du directoire. Victoire de Bonaparte sont exaltés : « il vole comme l'éclair frappe comme la foudre. » L'imagerie populaire s'en mêle. Le visage maigre aux longs cheveux du général Bonaparte, qui n'est pas sans annoncer le héros romantique, devient populaire. Victoire du pont de Lodi puis de celui d’Arcole enflamme les imaginations. À Paris on ne parle plus que de Bonaparte. Les succès du général de l'armée d'Italie prennent d'autant plus de relief que Jourdan et Moreau sont battus en Allemagne. Bonaparte par ses victoires de Bassano, d’Arcole et de Rivoli qui précipitent la chute de Mantoue, s'ouvre la route devienne par le col du Semmering, obligeant les Autrichiens à signer les préliminaires de paix à Loeben, le 18 avril 1797.
C'est la campagne de diversion qui devient la campagne décisive. Désormais, directoire doit compter avec un général qui s'affranchit rapidement des ordres venus de Paris pour mener une politique personnelle en Italie. C'est à Lodi que tout s'est joué. C'est là que Bonaparte a cessé d'être un général comme les autres et que sa légende est née.