Une atmosphère générale révolutionnaire est perceptible, ces derniers temps, au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la blogosphère - ce que le journalisme citoyen appelle le 5e pouvoir - et que l’on pourrait qualifier de "cyber-démocratie d’opinion". La lecture de cette "tendance" donne souvent l’impression que beaucoup n’ont pas conscience de ce qu’est concrètement une révolution, de la violence qu’elle implique, et des graves dérives possibles. Pourtant, face aux forces dominantes de l’ordre ancien qui abusent de leurs prérogatives, elle peut de façon récurrente devenir historiquement nécessaire pour rétablir la souveraineté du peuple. Autant de signes témoignent d’un côté de son éventualité future que de l’autre des obstacles à sa réalisation. Mais avant d’analyser les raisons de cette tendance contemporaine, il nous faudra d’abord étudier ce qu’est concrètement une Révolution du point de vue historique, sociologique et juridique. On s’interrogera sur les conditions qui justifient la révolution, l’analyse de certaines occurrences historique, de ses dérives possibles aussi, avant de soulever l’éventualité actuelle d’un tel recours.
I. La notion de révolution, aspects sociologiques, historiques et juridiques.
La révolution, concrètement : elle n’existe pas sans "liquidation" des éléments de conservation de l’ancien régime.
Une révolution consiste en un changement drastique des valeurs, des normes, des principes du gouvernement et partant, de la société, au cours d’un processus historique de substitution d’une conscience de pouvoir par une autre, avec l’intervention d’une partie du peuple insurgé.
Concrètement, une révolution ne peut se faire sans rapport de force, qui vire parfois à la violence, même symbolique. Tout pouvoir doit réagir rapidement aux rébellions (que le Code pénal réprime), aux attroupements (qui doivent être maîtrisés par la puissance publique du fait d’un régime de "responsabilité sans faute" de l’État en cas de dommage lors des attroupements), aux complots vrais ou supposés, au terrorisme, aux actions violentes, aux menaces à la sûreté de l’État ou à l’ordre public. Cette mission régalienne tout à fait légitime (la sûreté est l’un des quatre droits naturels inaliénables énumérés à l’art. 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen - DDHC - de 1789) peut être retournée contre ses principes, dès lors que le pouvoir et son système de domination se sent menacé. Une sorte de course s’engage généralement au début des révolutions entre insurgés et forces de l’ordre pour avoir l’avantage sur les esprits d’une part, et sur le "champ de bataille politique", qu’il s’agisse de l’Assemblée ou de la rue, voire des lieux de pouvoirs. À l’été 1789 et par la suite, c’est bien la faiblesse du pouvoir exécutif devant les premières révoltes des députés du Tiers-État qui a ouvert la brèche dans laquelle les révolutionnaires, au péril de leurs vies, se sont engouffrés.
Mais face à un tyran ou face à une oligarchie prête à utiliser la violence pour sauvegarder son pouvoir contesté, que pourrait faire le peuple ?
Dans une société démocratique où les principes nés d’anciennes révolutions sont progressivement abandonnés sans le dire, une révolution contemporaine viserait plutôt à revenir aux principes fondateurs (républicains, démocratiques, laïcs, solidaristes, universaliste, rationnel, vérité d’information), érodés par l’oubli progressif des conditions à partir desquelles ces principes ont été perçus comme nécessaires à un moment de l’Histoire, par une majorité du corps social et leurs représentants.
Ce phénomène d’érosion des principes fondateurs est un classique de la pensée aristotélicienne. La démocratie est amenée progressivement vers l’oligarchie par un jeu de captation par une élite toujours plus restreinte (chômage, cooptation, népotisme). Ce phénomène est accéléré lorsque les individus, parvenus à un atomisation complète du fait du confort démocratique, de l’individualisme et du cloisonnement social (que le communautarisme favorise, tout comme la télévision), sont atteints de ce que l’on pourrait appeler le « syndrome de Tocqueville » : ils ne sont plus capables de faire valoir la souveraineté du peuple. Lorsque cette oligarchie dispose de moyens techniques suffisants, le niveau de domination qu’elle est susceptible d’exercer ressemble à ce qu’Emmanuel Goldstein décrivait dans 1984 de Georges Orwell : un pouvoir qui ne peut plus être renversé, et dont la domination et la reproduction devient totale et éternelle ; c’est l’aboutissement de l’idée de pouvoir et de son corollaire : la nécessité de s’y maintenir (par un individu, ou une classe).
La révolution, historiquement
Des rassemblements populaires massifs qui ne cessent pas, une grève générale, et des barricades, jusqu’à ce que le pouvoir tombe, c’est comme cela qu’historiquement toutes les révolutions se sont faites : 1789 [e serment du jeu de paume (26 juin), la "Grande peur" dans les campagnes (début juillet), la prise de la Bastille (14 juillet), l’abolition des privilèges (4 août), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août), la marche des femmes à Versailles (5 octobre)], 1792 [journée du 10 août - cf. infra], 1830 [journées des 28,29,30 juillet où Charles X ainsi que Louis XIX sont contraints à l’abdication], 1848 [où les banquets républicains, interdits, entraînent les révoltes de février-mars qui créent la IIe République], 1870 [prise du pouvoir par les Républicains suite à la défaite de Sedan - je considère la Commune comme un dérapage de la mise en place de la République de 1870 et suis donc bien "bourgeois" au sens marxiste, mais ma position est sur ce point discutable] et même 1944 car le Général de Gaulle est parvenu à franciser au maximum la destitution de l’autorité de fait dit "État français" (ordonnance du 9 août 1944).
À chaque fois tout d’abord, il y avait conjonctions de multiples forces d’oppositions. Base révolutionnaire classique formée des éléments « idéologues pro-révolutionniares » (les Babeuf, Buonarroti, Blanqui durant les diverses révolutions du XIXe siècle), peuple affamé des villes mis en état d’insurrection. Le ralliement d’une partie des bourgeois éclairés de la menace aux libertés est généralement une étape obligée. C’est peut-être ce qui se passe actuellement. La frange « bobo du net » bascule. Mais c’est loin d’être suffisant. À un moment donné, un rapport de force se met en œuvre entre forces de l’ordre fidèles au régime et opposants rassemblés. C’est l’insurrection et l’appel aux armes, et le moment décisif où les révolutionnaires prennent ou non les « lieux » de pouvoir, laissant ou ne laissant pas s’échapper le pouvoir. En général on les laisse partir. Mais pas toujours. Souvenez-vous du procès Ceucescu.
Il faut également insister sur le rôle de certains réseaux « étrangers » qui ont intérêt à favoriser le trouble et la subversion dans une nation concurrente. C’est ainsi que certains révolutionnaires français étaient soutenus par des réseaux de banquiers suisses (les Perregaux notamment) liés à des intérêts anglais et émigrés. Il n’est pas impossible que le réseau voltaire soit devenu, financièrement lié à des réseaux russes, latino-américains ou moyen-orientaux à mesure que les éléments qu’il avait mis en avant s’étendaient, tout comme Marat le fut par ces réseaux anglo-suisses parce que L’Ami du peuple, son journal, échauffait les esprits et favorisait les insurrections. Les mêmes réseaux de financement propagandiste existent du côté de la presse alignée. Les médias deviennent l’enjeu d’une vaste lutte pour l’influence de divers réseaux « back office ». Les groupes militaro-industriels ont tout intérêt à acheter les médias alignés pour instiller une orientation de l’information qui leur soit favorable. Mais toutes sortes d’intérêts peuvent rechercher un accès à l’influence par divers modes d’information. On l’a vu également durant les révolutions « des roses » en Géorgie et « orange » en Ukraine, où les groupes d’activistes étaient soutenus, formés et financés par divers réseaux de financements atlantistes (la National Endowment for democratie - organe de la CIA d’externalisation des aides aux groupes favorables à l’idéologie atlantiste). Il s’agissait au travers de ces opérations subversives néo-cons de réactiver la politique de « containement » au moyen d’un cordon sanitaire qui irait de l’Afghanistan à l’Ukraine.
À chaque fois ensuite, il y a bien substitution d’une "conscience de pouvoir" par une autre. Je n’intègre pas dans cette liste Mai-68 qui n’a pas entraîné cette substitution, car elle était une révolte de jeunes gens récemment éveillés à une chose politique mal maîtrisée, une forme de libertarisme (tout à fait compréhensible dans la société conservatrice des années 60), liée à l’importation mal maîtrisée de l’idéologie américaine "anti-guerre du Vietnam" - guerre à laquelle nous ne participions heureusement pas (cf. le discours de Phnom Penh de 1966 sur http://www.ina.fr). Même si la génération de 68 a pris les commandes légalement par "l’avancement" classique. L’appel de Sarkozy à la liquidation de l’héritage de Mai-68 est une forme de substitution des consciences de pouvoir de cette génération, un révolution en quelque sorte, ou plus précisément une contre-révolution.
Pour donner un exemple de cette "substitution" et de ses dérives possibles, on citera Marat et le contexte des événements du 10 août 1792, véritable coup d’État où le peuple et la Commune insurrectionnelle de Paris, aidés par des milliers de fédérés (militaires patriotiques et non-royaux arrivés en masse à Paris de la province pour faire face à l’invasion autrichienne), en réponse au "manifeste de Brunswick" menaçant Paris de destruction en cas d’atteinte au roi. Les insurgés encerclent les Tuileries, obligent le roi à se rendre à l’Assemblée. Celle-ci réagit - "considérant que les périls de la nation sont parvenus à leur comble" - par la création d’une "Convention nationale" (effectivement mise en place au lendemain de la victoire de Valmy le 21 septembre 1792) puis « suspension du chef du pouvoir exécutif jusqu’à ce que la Convention nationale se soit prononcée sur les mesures qu’elle croira devoir adopter pour assurer la souveraineté du peuple, et le règne de la liberté et de l’égalité ».
Quelques semaines avant le 10 août 1792, Marat donc, déclarait à la tribune des cordeliers que "1 000, 2 000, 10 000 têtes doivent tomber ici, en France" ( !). Trois semaines après le 10 août, ce sont les massacres de septembre (des milliers de morts dans les prisons et hôpitaux) où la Révolution révèle son obscurité. Après un retour au calme relatif pendant trois mois, la décapitation du roi Louis XVI puis la création du tribunal révolutionnaire en mars 1793 a déclenché la Terreur ; c’est là que Marat demande cette fois 100 000 têtes ( !) à l’Assemblée, "l’épouvante paralysera nos ennemis" s’écrie-t-il avant d’être le premier à passer devant le Tribunal révolutionnaire, qui l’acquittera. "Si" la révolution avait pu s’arrêter après la mort du roi et se limiter à quelques ci-devants ultra-conservateurs, elle aurait gardé une image pacifique. Au contraire, elle a donné des arguments aux conservateurs lors de l’Empire (où la guerre assurera la paix intérieure) et de la Restauration (où les réseaux conservateurs joueront longtemps sur la peur des débordements révolutionnaires). Assurément, une Révolution contemporaine devrait à tout prix éviter les débordements de ce type. Mais il faut bien que les éléments qui sont "dépendants" ou "serviteurs" du système actuel soient écartés, sans quoi il n’y a pas de révolution. "Les aristocrates à la lanterne" (la lanterne signifiait "la pendaison") chantaient les sans-culottes en entre 1789 et 1794 ; "ce soir, l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes", chantaient les résistants entre 1941 et 1944.
La notion de "conscience de pouvoir" peut permettre d’approfondir la compréhension de ce qu’est précisément une révolution : une substitution d’une telle conscience par une autre.
Une conscience de pouvoir est tout simplement un esprit qui dirige, sur un territoire administratif donné. En monarchie la conscience du pouvoir est la conscience individuelle, intérieure et inaccessible du roi. En démocratie, la conscience du pouvoir est collective, extérieure et délibérative. Mais cette notion est plus adaptée pour les monarchies et les dictatures (le plus souvent objets de révolution), car c’est dans ces régimes que l’incarnation du pouvoir est la plus exclusive et la plus identifiée à une seule conscience, un seul esprit, c’est là que le for intérieur du prince est le plus décisif dans les décisions d’État.
Sous l’Ancien Régime, l’esprit du roi était à la tête d’une matrice humaine et administrative extérieure à lui, dirigée par son intériorité mentale unique. Il était le seul à disposer de toutes les diverses sources d’information de son royaume, et sa pensée intérieure orientait l’organisation, l’action, les valeurs, et les orientations stratégiques ou morales de l’ensemble de son administration qui le servait. La conscience est intériorité, les administrations sont l’extériorité exécutoire de la conscience de pouvoir. Il ne l’avait pas choisi, mais sa conscience était, par la logique du droit canon et de la loi de primogéniture mâle, celle du pouvoir, qu’il le veuille ou non selon la logique purement contingente de la naissance.
Être "conscience de pouvoir" implique une foule de rites, de comportements, de décisions, par lesquels l’ensemble de ses "satellites" sont mus (ses satellites = l’ensemble des administrations qui informent le roi et exécutent les décisions de sa conscience de pouvoir). Notons de ce point de vue que la conscience de pouvoir est objet de projections par ses agents. En effet, ces derniers doivent pour accomplir leur tâche, en permanence, réaliser « ce qu’ils pensent que veut la conscience de pouvoir ». En ce sens, la conscience de pouvoir est toujours à la fois exclusive (à l’intérieur de l’esprit du « prince ») et reproduite en toute personne qui s’interroge sur les intérêts de l’État et du peuple régis par cette conscience de pouvoir. En ce sens, il faut noter que la conscience exclusive de pouvoir, le roi, est elle-même prisonnière d’un au-delà d’elle-même qui la détermine, à savoir le système administratif préexistant, mis en place par ses prédécesseurs, dont il n’est, avant de devenir conscience de pouvoir, qu’un rejeton fragile.
Dernière édition par [Grognard]_Liberalis le Sam 11 Oct 2008 - 20:13, édité 4 fois