Derniers jours de l'armée napoléonienne : la biologie réécrit l'histoire
Décembre 1812 : ce qui reste des soldats de la Grande Armée de Napoléon quitte Moscou et bat en retraite à Vilnius, en Lituanie.
Automne 2001 : des ouvriers découvrent à Vilnius une fosse commune, contenant les ossements de centaines de ces soldats,
dans le quartier de Siaures Miestelis, la "cité du nord", qui abritait
autrefois une imposante base militaire de l'Armée rouge.
Fouille du charnier de la Grande Armée de Napoléon à Vilnius
par l'équipe de l'Unité d'anthropologie (CNRS – Université de la Méditerranée) en mars-avril 2002
© Olivier Dutour - UMR 6578 CNRS - Université de la Méditerranée
La
fouille du charnier et l'étude des vestiges sont conduites par des
équipes du CNRS, dans le cadre d'une collaboration franco-lituanienne.
En analysant des prélèvements de terre, de tissus et de dents, les
chercheurs viennent de montrer que plus de 30% de ces soldats de la
Grande Armée de Napoléon ont souffert et, pour la plupart, sont morts
d'infections transmises par des poux lors de la retraite de Russie. Ces
infections auraient joué un rôle important dans la défaite de l'armée
française.
Les poux transmettent différentes bactéries, Borrelia recurrentis, Bartonella quintana et Rickettsia prowazekii, respectivement responsables de la fièvre des poux, de la fièvre des tranchées et du typhus.
Si
ces bactéries pathogènes sont connues de longue date (depuis la fin du
19ème siècle), la description historique des maladies qu'elles causent
est plus confuse. Les fièvres sont depuis longtemps associées aux
conditions qui favorisent la multiplication des poux, comme les guerres,
mais le lien entre ces parasites et le typhus n'a été fait qu'en 1909
par Charles Nicolle. Certains avancent depuis que les infections
transmises par les poux ont causé plus de morts que les armes pendant
les guerres…
Des témoignages littéraires et historiques
montrent que les soldats de l'armée napoléonienne étaient infestés de
poux, et que beaucoup sont morts de fièvre. On pense qu'ils devaient
souffrir d'infections transmises par les poux, comme le typhus. La
découverte de la fosse de Vilnius en 2001 a donné l'occasion aux
chercheurs de vérifier cette hypothèse.
L'Unité d'anthropologie (CNRS – Université de la Méditerranée) a tout d'abord pratiqué la fouille du charnier, réalisé l'étude anthropologique et l'analyse des restes d'uniformes.
Les
prélèvements de terre, de tissus et de dents des squelettes ont ensuite
été étudiés par l'Unité des Rickettsies et pathogènes émergents (CNRS –
Université de la Méditerranée), dirigée par Didier Raoult. Ces
chercheurs ont inventé une technique à base de kérosène pour séparer les
poux des prélèvements.
Cinq
restes de poux, identifiés morphologiquement et par biologie
moléculaire, ont ainsi été trouvés dans la terre de la fosse et dans les
restes des uniformes des soldats. La bactérie Bartonella quintana a été retrouvée dans 3 de ces poux, prouvant qu'ils étaient bien vecteurs de maladies infectieuses.
L'équipe
de Didier Raoult a également analysé les dents de 35 soldats, grâce à
une technique qu'elle a développée en 1999, basée sur la pulpe dentaire,
tissu mou vascularisé de la dent. Quand on ouvre les dents d'un
squelette, on trouve un reste de pulpe dentaire sous forme de poudre qui
permet d'analyser le sang de l'individu. On y recherche des fragments
d'ADN spécifiques des bactéries qui ont contaminé l'individu et transité
par son sang.
La bactérie Bartonella quintana a été retrouvée dans la pulpe dentaire de 7 soldats et Rickettsia prowazekii dans celle de 3 soldats.
Les scientifiques du CNRS apportent la preuve du ravage causé par les
infections transmises par les poux dans l'armée napoléonienne lors de la
retraite de Russie.
Trente pour cent des soldats enterrés à
Vilnius en souffraient, et une grande partie d'entre eux y auraient
succombé. Les infections transmises par les poux auraient donc eu un
rôle très important dans la retraite française de Russie.
Revenons maintenant en arrière...
-------------------------------------------------------------------------------
Fauchés dans la fleur de l'âge par la guerre, par le froid et par
l'épuisement, la plupart de ces soldats n'avaient guère plus de 20 ans.
Parmi eux, il y avait même des gamins de 15 printemps, d'intrépides
batteurs de tambour. Le XIXe siècle était jeune encore.
"Il neigeait… Pour la première fois, l'aigle baissait la tête. Sombres jours !" s'écrie Victor Hugo. "Laissant derrière lui brûler Moscou fumant",
Napoléon quitte ses hommes épuisés à Vilnius, capitale de
l'ex-grand-duché de Lituanie, alors captif de l'empire des tsars. Six
mois plus tôt, l'empereur français et sa Grande Armée y étaient
accueillis en libérateurs.
La retraite de Russie par Adolph Northern
En novembre 2001, à Vilnius, les excavateurs préparant la pose de
câbles et de canalisations s'arrêtent brutalement de creuser... à
8 mètres de profondeur, ce n'est plus de la terre qu'ils déblaient,
mais des ossements, des crânes clairement identifiables, des fémurs, des
tibias… La police boucle le site.
La ville se perd en conjectures.
S'agit-il de victimes de l'occupation nazie ? Ou encore celles du KGB
(tels les quelque 700 partisans lituaniens en lutte contre l'occupant
soviétique, exécutés pour la plupart entre 1944 et 1947 et retrouvés en
1994) ?
Il en reste des milliers à mettre au jour. Une rumeur fugace
évoque les morts de la grande peste qui a ravagé la ville au milieu du
XVIIe siècle...
Un charnier de 1700 hommes et femmes au minimum
Bientôt,
à mesure que l'on exhume les squelettes entassés par couches
successives, apparaissent des fragments de tissu, des boutons d'uniforme
portant le numéro d'un régiment, et même une pièce de monnaie intacte
frappée du profil napoléonien.
"A la mi-novembre, il est devenu évident que ces restes humains étaient
ceux des soldats de l'Armée française impériale parvenus ici en
décembre 1812, lors de la retraite de Russie", souligne Rimantas
Jankauskas, anthropologue à la faculté de médecine de l'université de
Vilnius, qui a dirigé les fouilles au sortir de l'hiver avec l'aide
d'Olivier Dutour, l'un de ses pairs venu de Marseille.
A ce jour, c'est la première fois qu'un tel charnier est découvert.
"Il compte un minimum de 1 700 hommes, dont 5 seulement ont passé la
cinquantaine, sans doute de haut gradés, et 27 femmes - les cantinières,
précise Jankauskas. Sans oublier la carcasse de 5 ou 6 chevaux."
Ses relevés démontrent que la taille des gardes impériaux était d'au moins 1,84 mètre, des géants pour l'époque.
Pêle-mêle, les cadavres des officiers et des sans-grade ont été jetés
dans des tranchées défensives creusées l'été précédent à Vilnius, durant
la marche vers Moscou.
Des pertes effroyables
Forte de quelque 500 000 hommes, les meilleurs guerriers d'une
vingtaine de nations européennes, de 90 000 chevaux, 1 200 "bouches à
feu", la Grande Armée se croyait encore invincible lorsqu'elle passa le
Niemen en juin 1812.
Au retour, elle avait perdu plus 90% de
ses effectifs, sous les effets conjugués des pénuries d'eau et de
ravitaillement, des épidémies et des batailles (rares, car l'adversaire se dérobe, mais meurtrières de part et d'autre).
Au
sortir de la Berezina, en ce terrible hiver, les températures
s'effondrent à - 30 degrés. Les doigts se collent à l'acier des armes,
les pieds gèlent, la glace soude les paupières. Sans abri, c'est la mort
assurée. Certains se jettent dans les maigres feux de bivouacs. La faim
au ventre, on dépèce les chevaux vivants.
Les Cosaques sur les talons, 40 000 à 50 000 survivants espéraient
Vilnius comme le salut. Nombre d'entre eux y trouvèrent un tombeau...
Dans
un monastère, un hôpital de campagne fut établi à la hâte. Robert
Wilson, observateur militaire britannique auprès de l'état-major russe,
en laissa une description apocalyptique :
"7 500 cadavres étaient entassés les uns sur les autres dans les
couloirs […] les fenêtres cassées et les murs étaient colmatés par des
membres amputés, des pieds, des mains, des torses ou des têtes"...
La dernière demeure des soldats de la Grande Armée
Dans
une salle de cours de la fac de médecine, des dizaines de sachets
funéraires blancs contiennent les dépouilles de ces grognards de
l'Empire. Des centaines d'autres attendent dans une chapelle leur ultime
sépulture. A cette fin, Arturas Zuokas, le maire de Vilnius, a suggéré
le cimetière d'Antakalnis (le plus prestigieux de toute la Lituanie, où reposent artistes, grands hommes et défenseurs de la patrie).
Avec
douceur, Rimantas Jankauskas manipule les ossements, montre la trace
des fractures, les déformations dues à l'équipement ou encore à la
syphilis chronique dont souffraient nombre de soldats. Manipulant des
mâchoires, il montre la béance des caries (jamais soignées) et l'encoche
créée par la pipe qu'un soldat de 20 ans mordait de toutes ses forces.
La
Lituanie a gardé vivace le souvenir d'un général corse, maître d'une
bonne partie de l'Europe, qui se voulait l'héritier des Lumières. Bien
avant qu'il ne pose le pied sur la terre lituanienne, elle l'attendait :
"A cette époque, seul Napoléon
aurait pu nous libérer de l'empire russe, estime l'historien Virgilius
Pugaciauskas. Déjà en 1807, l'aristocratie lituanienne lui avait envoyé
une délégation à Tilsit, l'invitant à venir ici."
Durant
les dix-neuf jours qu'il passa à Vilnius en juin 1812, l'homme
providentiel s'était gardé de restaurer un Etat lituanien indépendant.
Plutôt réticent à cette idée, il plaça l'un de ses généraux à la tête
d'un gouvernement provisoire.
"Mais il avait procédé de la même façon en Pologne avant de reconstituer
le grand-duché de Varsovie, et l'élite, ici, espérait qu'il agirait à
l'identique."
Des rumeurs annonçaient que l'empereur français abolirait le servage (ce que redoutait par-dessus tout le tsar de toutes les Russies) et appliquerait son fameux Code civil. Hélas ! L'expédition a tourné au désastre !
Certes, "il neigeait, il neigeait toujours", répète en leitmotiv Victor Hugo, mais le stratège a péché par "méconnaissance de l'ennemi", affirme Virgilius Pugaciauskas.
Et
il n'est resté à la Lituanie que la trace mythique d'un immense espoir,
et une dizaine de chênes sous lesquels le "libérateur" aurait passé la
nuit. Sur place sont demeurés quelques dizaines de Français qui ont fait
souche, lorsqu'ils ont pu échapper aux Cosaques.
Source: CNRS
Merci à Soult pour avoir partagé cette info.