Attention je sens que le débat est en train de sortir de la période napoléonienne! J'ai trouvé vos échanges très intéressants.
Je ne suis pas d'accord sur tout, mais je relève plusieurs points discutables :
- Napoléon précurseur de la guerre totale. ça c'est la vision Clauswitzienne. Jusque dans les années 2000 une thèse historienne très répandue, basée sur les jugements de Clausewitz, justement, voulait voir dans la Révolution française l'outil totalitaire permettant à Napoléon de mener par la suite des guerres totales. Je ne saurai trancher la question moi-même. Cependant, depuis quelques années, cette thèse est complètement battue en brèche par les historiens. C'est notamment le parti de mes profs en histoire de la guerre ; et j'ai entendu le même son de cloche à une conférence en juin 2012. L'idée, c'est que les gens du XVIIIème siècle pensaient avec certaines "limites" qui nous paraissent impalpables aujourd'hui. On retombe sur le sujet épineux de l'histoire de la pensée. En tout cas, pour beaucoup, il est simplement impossible d'imaginer le concept de totalitarisme en 1789 comme en 1812 ou 1815.
D'ailleurs, j'ajouterai, en guise d'ouverture, que l'Allemagne nazie ne se lance vraiment dans la guerre totale que fin 1942- début 1943. Voilà qui pose la question du lien irréductible entre "système" totalitaire et la mise en place par lui-même d'une "guerre totale".
- Pour la question des maladies, des carences alimentaires, et des points seulement abordés récemment par l'historiographie, je rappellerai que le tableau n'est pas si noire. Certes on a raconté beaucoup de choses partisanes pendant 200 ans, mais les très récents travaux de Lieven, Rey ou encore Bezotosny et Zemtsov ne s'inscrivent plus dans des perspectives aussi stériles.
- A titre personnel, j'ai longtemps, notamment avant de commencer mon mémoire sur le sujet, sous-estimé l'impact de l'incendie de Moscou, puis de son occupation pendant un mois, sur l'armée française. Tout nous montre, notamment les récents mémoires et lettres publiés en 2012, que l'armée française, déjà bien diminuée en arrivant à Moscou, a terriblement souffert dans Moscou, autant sur le plan moral (inquiétude des suites de l'incendie, désir de voir la paix, nostalgie du pays) que sur le plan physique (impossibilité pour beaucoup de se nourrir). C'est dans un piteux état que l'armée sort de Moscou, et les descriptions des chariots chargés d'objets de pillage ou de soldats déguisés de toute les couleurs, bien connus, ne sont en fait que la partie émergée de l'iceberg.
- Sur la remarque de Brune, je rajouterai, et c'est un article récent traitant du sujet qui m'a inspiré cette réflexion, que la guerre napoléonienne; celle qu'a théorisée Camon, n'est possible que sur des théâtres d'opérations développés. La Guerre de siège au XVIIème siècle est en fait une résultant de la faible densité de population, et de développement, des champs d'opération (su je me souviens bien en 1650, à titre d'exemple, la France revient au même niveau de peuplement qu'en 1250), malgré la progression évidente, à l'époque, des techniques de guerre (pique->Mousquet->Fusil;Standardisation de la fonte des canons et de leurs munitions).
Le XVIIIème siècle voit une libération de la guerre au point de vue du mouvement, à mesure que l’Europe se développe. Le paradoxe, cependant, c'est que les armées qui s'affrontent alors plus souvent sur le champs de bataille n'arrivent pas à se sortir du fameux "blocage tactique" qu'il ne faut pas confondre avec un blocage stratégique. Le XVIIIème voit des armées de plus en plus importantes franchir d'immenses distances (Prise de Pragues par l'armée française, notamment). Sous la Révolution et l'Empire, non suelement la technique (Gribeauvalle) et les masses engagées rendent caduques les grandes lignes de la guerre de Siège : on peut désormais passer une ligne de forteresse sans craindre de mourir de faim par la suite. On peut se nourrir sur le pays. Comment expliquer le succès de Bonaparte en Italie autrement? etc.
Le problème, c'est que sur un théâtre moins peuplé, ça ne fonctionne plus. On doit revenir à des schémas propre aux siècles passés.
Je cite un morceau de l'échange que j'avais eu avec mon professeur à ce sujet.
Bonsoir professeur Drévillon,
Vous trouverez ci-joint l'article que j'ai évoqué lors du moment question-réponse du séminaire de ce jeudi après-midi. La question avait été posée par Arnaud quant aux motifs qui peuvent expliquer le passage d'une guerre de siège sous Louis XIV à une guerre de mouvement, pour faire court, sous la Révolution et l'Empire. Il s'agit d'un article de 2007 de Jean-Philippe Cenat.
Je m'étais amusé à faire quelques calculs très schématiques concernant mon sujet, la campagne de Russie de 1812, en relation avec cet article:
France sous Louis XIV :
547 030 km2
21 Millions d'hab
38,4 Hab/km2
France sous l'Empire (départements français)
547 030 km2
28 Millions d'hab
densité 51, 18 Hab/km2
Empire napoléonien à son apogée (dont les états sous la coupe de Napoléon) (1813)
2 046 899 km2
44 Millions (1810)
Densité 21,5 Hab/km2
Empire russe
40,7 Million en 1810
La Russie européenne couvre une superficie d'environ 3 960 000 km2
10,27 Hab/km2
Gaules en 50 avant J-C (Guerres des Gaules)
5 à 6,7 Million
547 030 km2
10,05 Hab/km2
En juin 1812, Napoléon s'en va donc guerroyer à travers un terrain d'opération aussi peu peuplé que l'était le territoire français 2 millénaires auparavant...
Ajouter à cela le fait qu'il franchit le Niémen avec 450 000 hommes (et autant de bouches à nourrir!). César, quant à lui, avait 10 à 12 légions, soit un peu plus de 60 000 hommes.
Je vous laisse tirer vous-même les conclusions
J'avais beaucoup d'autres choses à écrire, mais je n'ai pas le temps hélas. Le devoir m'appelle!
à Bientôt!